9e Zouaves, 2e Cie

Z 9

 

Début mai 1940

C’est l’affolement général. Des camions embarquent la 87e Division dans laquelle se trouve le 9e Zouaves pour amener ces troupes derrière le canal de l’Ailette qui va de l’Aisne à l’Oise, afin de barrer la route de Paris aux Allemands. Il s’agit d’un canal de 30 à 40 m de large et profond d’environ 3 m. De nombreux ponts franchissent ce canal. Le principal est celui de Pont Saint-Marc qui est sur la route nationale venant de Laon. C’est ce pont dont je suis chargé. Derrière ce pont, à 60 mètres environ, une petite colline sur laquelle le Lieutenant Fraudeau, commandant la Compagnie installe son P.C. (poste de commandement) et le canon de 37 de la compagnie. De l’autre côté du pont, la route va tout droit pendant 80 mètres environ puis tourne à droite après une maison. Sur la gauche du tournant, une maison assez haute. Notre visibilité se limite donc à 80 m.

Dans les heures qui suivent notre arrivée, les hommes et moi-même avons creusé nos trous individuels sur la rive du canal. De l’autre côté du pont, un sergent et 2 hommes ont monté avec des madriers un petit fortin bas pour s’abriter avec leur fusil-mitrailleur et leurs munitions et tiennent ainsi la route en enfilade. C’était une erreur dont je devais me rendre compte après car ce petit groupe risquait d’être sacrifié.

Une heure après notre installation, nous voyons arriver la vague des premiers réfugiés venant de Laon suivie de vagues de plus en plus importantes et bientôt, au milieu d’eux, des soldats fuyards de notre Armée du Nord en déroute. Avec ces soldats, des officiers débraillés et encore affolés par les bombardements des stukas allemands. J’essaie d’en retenir quelques-uns. Ils refusent et ricanent : « c’est foutu, disent-ils, ils sont trop forts ». Mes hommes risquent d’être démoralisés et de s’enfuir. Je les avise que je n’hésiterai pas à descendre tout homme qui lâchera son poste et ils savent que je le ferai. J’interroge des civils sur la raison de leur débandade. Ils ont vu les soldats fuir et, par ailleurs, un curé de Laon leur a dit de partir.

Pendant la guerre de 14, on avait la phobie de l’espionnage, sur tous les murs étaient inscrits des « taisez-vous, les oreilles ennemies vous écoutent ». Depuis le début de la guerre de 45, c’était « Attention à la Cinquième colonne ». J’ai alors pensé que le curé en question appartenait à la 5e colonne. Je ne sais pas combien de curés il y avait à Laon mais j’arrêtais le premier curé en soutane qui arrivait. Après l’avoir menacé et devant ses protestations indignées, je le laissais continuer sa route. J’en avais assez de cette pagaille et pour détourner le flot de tous ces gens, je donnais ordre de tirer au-dessus de la tête des fuyards qui arrivaient et, en un moment, le flot reflua et un silence épais s’établit. Deux heures passent dans le calme. Un Espagnol d’Algérie un peu vantard s’était offert pour servir d’éclaireur au virage de la route. Quand les Allemands se sont pointés, il a paniqué se mettant à courir en hurlant. Il a eu de la chance de ne pas se faire descendre.

Un peu plus tard, une automitrailleuse allemande apparaît au virage et fonce vers le pont. Son blindage est léger mais aucun fusil ou fusil-mitrailleur ne peut l’arrêter.  Heureusement, le Lieutenant Fraudeau fait tirer un coup de canon de 37, un seul et l’automitrailleuse s’enflamme. C’est un vrai coup de chance car il a très peu de munitions et aucune expérience de ce canon qui n’avait jamais servi. Maintenant, les Allemands ont dû monter dans les maisons après le virage car ils tirent sur le pont. Je réalise que le sergent et ses deux servants placés en avant du pont sont en danger. Je lui ordonne en criant de revenir. Il me répond « c’est trop dangereux car des balles sifflent au bas du tablier du pont ». Alors, je décide d’aller les chercher en traversant le pont. Je rampe aussi bas que possible. Au milieu du pont, une balle attrape mes lunettes qui volent en éclats en m’écorchant le nez. Du sang coule sur mon visage. Je suis myope et je ne vois plus rien. Heureusement, j’ai une deuxième paire de lunettes que je mets, puis je reprends ma lente progression sous les balles. Une fois arrivé au fortin de fortune, je reprends mon souffle et j’essaie de convaincre les trois hommes : « vous voyez bien que j’ai pu traverser », « oui, mais vous êtes couvert de sang ». Alors, je leur notifie que c’est un ordre et ils savent que je ne transige jamais après un ordre. Finalement, le sergent part avec ses assistants et je ferme la marche (si on peut dire car nous rampons comme des limaces). Je tire avec moi le fusil-mitrailleur (on a peu d’armes et il n’est pas question d’abandonner un fusil-mitrailleur). On arrive sans nouvel incident au bout du pont. C’est alors seulement que j’ai peur rétrospectivement de cette aventure. Son bon côté, c’est que pour mes hommes, je suis intouchable et qu’ils m’obéiront plus volontiers sachant que je ne les abandonnerai jamais.

L’état de notre petite guerre se stabilise. Les soldats des deux côtés du canal se balancent des grenades avec l’avantage aux Allemands car leurs grenades ont un manche, ce qui permet de les lancer plus facilement et avec plus de précision. D’un côté comme de l’autre, les hommes ont découvert l’utilité du grillage de poulailler placé devant le trou individuel pour que les grenades rebondissent et tombent dans l’eau. En dépit de cette parade, de nombreux hommes mourront de ces jets de grenades. Les Allemands comme nous utilisent aussi des mortiers dont les obus après quelques réglages sont très meurtriers. Un de mes hommes à quelques mètres de moi devait être écrasé par un de ces obus tombé juste sur son trou. Mais le problème le plus urgent était de faire sauter le pont puisque nous n’avions aucun moyen pour arrêter des tanks ni même des automitrailleuses un peu plus chanceuses que la première. Je demande qu’on fasse intervenir le Génie. Un autre problème, c’est celui des Allemands qui ont aménagé des meurtrières dans la maison du virage et qui nous canardent sans arrêt car ils ont une position haute par rapport au pont. Je demande que l’artillerie intervienne pour démolir cette maison.

Un officier arrive le lendemain avec 4 canons de 75 et ses servants. Il m’indique qu’il va s’installer à 3 km en arrière et qu’il va essayer d’atteindre la maison en utilisant cartes et abaques etc…  De toute évidence, la proximité du front le met mal à l’aise. Je lui demande s’il pense toucher la maison, il me répond qu’il est sûr de la rater. Je lui dis alors d’approcher ses canons et de tirer à zéro et à vue, comme avec un fusil. Il me regarde comme si j’étais un fou et me dit que ses hommes risqueraient d’être tués par les tireurs de la maison. Engueulade réciproque, après quoi, il fait approcher ses canons et se débarrasse de toutes ses munitions en faisant tirer en plein ciel, après quoi, il me dit qu’il ne peut plus rien faire et s’en va.

Un lieutenant du Génie arrive quelques heures plus tard. Il ne veut pas s’approcher du pont qu’il doit faire sauter. Il dit seulement qu’il reviendra à la nuit tombée pour faire un essai. Normalement, on met de la dynamite ou de la cheddite dans un emplacement prévu à cet effet sous le pont mais il ne veut pas exposer ses hommes aux tirs des Allemands.  De plus, il n’a pas d’explosif. Il arrive donc le soir avec un chargement de 80 bombes à ailettes de 2 kg chacune, bombes qui sont normalement lancées d’un avion. Il explique à deux de mes hommes qu’il faut les placer sur le parapet du pont bout à bout, c’est-à-dire tête contre culot et en faire un serpentin puis un de ses hommes amorce la dernière avec un peu d’explosif et une mèche lente donnant un temps de 30 secondes avant explosion. Il allume la mèche et tous mes soldats et moi-même reculons d’une centaine de mètres pour assister à un magnifique feu d’artifice.

Nous revenons à toute allure pour éviter que les Allemands ne profitent du fait que le pont pendant un instant n’était plus défendu.

Arrivé au pont, je constate que seul le goudron de parapet a disparu mais que le pont est toujours en place. Le lieutenant qui savait que le résultat serait nul avait disparu avec ses hommes. Le lendemain, je demande à Fraudeau de se plaindre auprès du Colonel commandant le Régiment et 2 jours après, je vois revenir le même lieutenant qui me déclare qu’il s’est procuré de la cheddite (150 sacs de 2 kg chacun). Même mise en scène que la fois précédente avec les sacs se chevauchant en serpentin, mise à feu, recul de tout le monde et explosion. Cette fois, tout le ciment du pont sur 4 à 5 mètres avait disparu, laissant apparaître quelques poutrelles d’acier retenant le reste du pont. La traversée du pont devenait une aventure dangereuse et cela nous tranquillisait.

Au bout de 5 jours sans presque pouvoir dormir, je demande à être relevé et une section de renfort va remplacer la mienne pour 36 heures, ce qui va nous permettre de dormir dans une maison située à 200 mètres en arrière. Les hommes sont épuisés et veulent se coucher tout de suite mais je suis inquiet de la chute possible d’obus et j’insiste pour que des sacs soient remplis de terre, que des madriers qui sont dans la grange soient placés dessus puis à nouveau des sacs de terre mis dessus, tout ce travail fait dans la grange, les hommes se glissant sous les madriers pour dormir. J’entends les soldats gronder de colère. Mais, dans la nuit, un obus touche la maison qui s’effondre sur les sacs du dessus. Les hommes sortent indemnes et convaincus que leur chef ne se trompe jamais.

Dix-sept jours après notre arrivée, le bataillon avait perdu un tiers de ses effectifs (morts et blessés). C’est alors, au cours de notre deuxième période de repos, que nous recevons l’ordre de repli. Nous ne savions pas ce qui s’était passé, notre horizon de guerre se limitant à quelques centaines de mètres sur le canal. Ce n’est que longtemps après que nous devions apprendre que les Allemands se méfiant du Pont Saint-Marc à cause de l’automitrailleuse incendiée, des coups de canon tirés, du pont détruit et de la résistance acharnée de nos hommes avaient décidé d’attaquer assez loin sur le canal pour nous contourner et filer vers Paris.

Au moment même où nous nous préparions au repli, nous apercevons 3 petites chenillettes françaises arrivant derrière nous et nous avons la surprise d’être mitraillés par les occupants qui sont des Allemands. Nores, fils du Président du Tribunal d’Alger est abattu en même temps que de nombreux soldats et les 3 Allemands des chenillettes. Le repli commence de nuit et en colonne par un pendant que les Allemands circulent parallèlement sur les routes et de jour.

(Pour la suite voir la partie Oise)

Archives familiales transmises par Jean-Claude Chétrit

© Marc Pilot  –  Picardie 1939-1945  –  mars 2017