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 Sujet du message : Retour de réfugié
MessagePublié : ven. juin 10, 2022 10:03 am 
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La préfecture remonte à Laon après la défaite
Maurice Toesca
Le Monde, 19 mai 1971


A partir de l'armistice, la radio française cessa d'émettre. La France était au secret. On allait connaître l'occupation.

Par la volonté des vainqueurs de la bataille de France, notre pays était divisé en plusieurs zones : une zone libre, délimitée par la ligne de démarcation, qui courait de la frontière des Pyrénées à la frontière suisse, selon un tracé capricieux, délimité par des points de passage sur les fleuves et les routes, laissant grosso modo le sud de la Loire dans une relative autonomie avec Vichy pour capitale, où s'installa le maréchal Pétain, chef de l'Etat français. Une zone occupée, elle-même abstraitement divisée en deux par une ligne allant d'Amiens à Belfort ; les quinze départements situés au nord de cette ligne ressortissaient au commandement militaire installé à Bruxelles; c'était la zone interdite; les Allemands se réservaient-ils, en cas de victoire, l'annexion pure et simple de cette portion de la France On le crut longtemps.

J'eus le privilège de vivre le retour dans le Nord, après avoir quitté la Mayenne, le 25 juin 1940. La veille, nous avions prévenu les habitants de l'Aisne que " la préfecture remontait à Laon ". Chaque chef de service avait étudié son itinéraire afin d'éviter la route nationale, selon les conseils donnés par les Allemands. Nous faisons fi de ce conseil et nous nous engageons volontairement vers Paris par Laval, Le Mans et Versailles.


La zone interdite

Comment allons - nous trouver les villages, les villes de l'Aisne - ce département où la courte guerre a eu des moments d'intensité ? A 50 kilomètres de Paris, le bourg de Nanteuil-le-Haudoin a beaucoup souffert des bombardements aériens. Plus loin, que seront devenus Soissons, le canal de l'Ailette, Laon ? A Soissons les ponts sur l'Aisne ont été détruits. Une file de voitures stationne le long de la rivière. On ne passe pas. Ou, plus exactement, des voitures passent, d'autres non. Notre première sourde colère prend naissance ici : l'armistice qui ne faisait pas mention de cette ligne de séparation serait-il une duperie ? Malheur aux vaincus. A qui se plaindre ? Et que représente la cocarde tricolore au pare-brise de nos voitures ? Je me place dans la file des voitures qui franchissent la passerelle de bois. Quand mon tour arrive, un soldat allemand élève un disque rouge cerclé de blanc. Je montre le laissez-passer que la Kommandantur de Laval avait signé pour notre retour à Laon. Il n'est plus valable ici. Seuls les Belges sont autorisés à franchir la ligne. La duperie éclate : les Allemands de la Mayenne se sont débarrassés de nous; ceux de l'Aisne vont nous contraindre à rester en deçà de la zone interdite. Une seule ressource : maintenir notre droit à administrer le département depuis son chef-lieu, c'est-à-dire Laon. Je vais à la Kommandantur. Sur la place principale de Soissons, un tombereau - citerne distribue de l'eau. La chaleur est torride. Des réfugiés nous tendent un gobelet et nous buvons avec délices au verre fraternel.

Après deux heures d'attente, un capitaine me reçoit. " J'ai l'autorisation, dis-je, d'aller à Laon; le rétablissement de l'administration française incombe au préfet et à moi-même. Nous avons des allocations à verser, des secours à organiser, nous devons faire fonctionner les hôpitaux, assurer le ravitaillement, rétablir les communications, etc. " Ce capitaine n'a pas les pouvoirs; il doit consulter un colonel d'état-major... " Ne puis-je aller m'expliquer avec le colonel ? " Mon air résolu doit l'impressionner. Peut-être a-t-il pris conscience de l'obligation de remettre la vie en mouvement dans cette région agricole ? Soudain il appose un cachet sur mon papier, qu'il me tend en souriant.


Préfecture et Kommandantur

Je sors en hâte et alerte, au long de la colonne des voitures, les Français de l'Aisne que je reconnais - fermiers, fonctionnaires qui venaient dans mon bureau à Laval. " Suivez-nous, leur dis-je, j'ai un laissez-passer; essayons de franchir la ligne en bloc. " Je m'avance vers la sentinelle, exhibe mon papier fraîchement estampillé. Le disque rouge et blanc s'abaisse. On passe. Tous, je crois. Il est tard. Nous avons encore plus de 30 kilomètres à parcourir, et la route est peut-être parsemée d'autres embûches, puisque, je le pressens, n'importe quel Allemand peut refuser de reconnaître la validité de notre papier. Il n'y en a pas jusqu'à Laon, heureusement. Les immeubles ne semblent pas avoir été démolis par les bombardements. Mais quel désert ! Les soldats qui circulent, nombreux, nous regardent avec curiosité. Où logent-ils ? Sûrement pas dans ces maisons aux portes défoncées, aux fenêtres ballantes sans carreaux. Les boutiques n'ont plus de devantures : éventrées, ce sont des dépôts d'immondices. La voiture d'un Laonnais nous a précédés. Nous nous dirigeons vers la préfecture. Place de l'Hôtel-de-Ville, un homme se précipite à notre rencontre. " N'y allez pas ! nous chuchote-t-il ému; ils ne veulent pas de vous; ils vous arrêteront. La préfecture est occupée ! - Et qui veulent-ils ? - Ils veulent l'ancien préfet, celui qui a été révoqué par Mandel. "

De quoi nous faire réfléchir, puisque l'actuel préfet et moi-même nous avons été nommés par Mandel... Nous nous concertons. Cette décision des Allemands nous paraît curieuse. Il est étrange qu'un officier venant d'outre-Rhin possède un relevé des nominations récentes du ministère de l'intérieur. Un Français doit se cacher derrière lui. La cinquième colonne, ce n'était donc pas un mythe ? Malgré cela, nous nous rendons à la préfecture On nous éconduit poliment. Rendez-vous fixé au lendemain

10 heures.

Où coucher ? Pas d'hôtel, bien sûr. Dans une petite rue, du côté de la préfecture, les maisons sont vides. Nous poussons des portes, examinons l'état des lieux; les habitants ont dû fuir précipitamment, car plus d'une chambre est encore dans le désordre. Finalement, nous nous installons dans une petite maison modeste, qui, en raison sans doute de sa modestie, n'a pas été trop pillée. Ceux qui nous ont suivis doivent faire comme nous; plusieurs auront retrouvé leur " chez eux "; d'autres auront été obligés d'aller ailleurs, leur appartement étant occupé ou inhabitable. Premier repas, première nuit de la véritable Occupation. On mange mal; on dort mal. Que réservera le lendemain ?

Entrevue avec les " autorités " du lieu, à 10 heures. Un major nous explique de l'Oberfeldkom-mandantur déménage (en effet, bureaux et couloirs sont encombrés de caisses); seule restera une Feldkommandantur. Celle-ci consentira-t-elle à nous laisser les locaux de la préfecture ? En attendant, on nous octroie quatre pièces à l'hôtel de ville. Aucune question de principe n'est évoquée. Cette forme vague de l'exercice de l'administration française nous convient. Une tâche s'impose, immédiate : connaître l'état général du département Des agriculteurs, des commerçants, des instituteurs, nous apportent des renseignements: dans la plupart des villages, les Allemands ont mis à la tête des services municipaux des maires belges; le bétail erre et vit comme il peut; les fermes sont habitées par des prisonniers; on nous dit qu'il y en a plus de cinquante mille dans l'Aisne.


La moisson de 40

Quelques centaines de Laonnais ont réussi à passer la ligne interdite. Pourquoi sont-ils partis si précipitamment en juin ? Parce qu'ils avaient peur des Allemands. L'occupation de 1914-1918 a laissé de très mauvais souvenirs : otages, fusillades, déportations. Pourquoi reviennent-ils? Ils estiment que les Allemands qu'ils ont vus ne sont plus les mêmes, que, d'ailleurs, on n'est plus en guerre, mais sous conditions d'armistice; enfin, ils ont entendu dire que les fermes des " absents " seront dévolues à une société collective. l'Ostland, qui les exploitera pour le compte de l'Etat allemand.

L'important est d'abord de circuler. Le chef de notre garage a découvert quelques tanks abandonnés, dans les réservoirs desquels il reste de l'essence. Nos assistantes sociales vont directement faire le plein d'essence au poste qui dessert les voitures belges. Souvent, c'est un prisonnier français qui assure la distribution. Les Belges ont un sens aigu de l'organisation : ils sont partout, assurent les services du courrier, de la Croix-Rouge, du ravitaillement. Au milieu de ce chaos social, l'issue des combats nous apparaît fort lointaine; on parle d'un éventuel débarquement des Allemands en Angleterre. Les impératifs de la vie s'imposent avec tant de force que personne n'a le temps ni le goût de jouer au stratège.

En allant de Laon à Saint-Quentin, par une route assez dégagée (la bataille est bien loin à présent - où ?), nous admirons les champs en bon état. On mois- , sonne. A quelques kilomètres de Laon, nous apercevons parmi les gerbes un groupe de soldats français. Nous nous faisons connaître. L'un est de la Drôme, l'autre de la Vendée, un autre de Charente, un autre de Corse. Ils nous donne l'adresse de leurs familles. De Paris, où nous comptons nous rendre bientôt, nous expédierons des nouvelles, car le courrier " marché ", dit-on, dans la zone occupée ordinaire et la zone libre. Nous les engageons à se procurer des vêtements civils; nous avons le sentiment qu'ils ne sont pas encore " numérotés ", et que, même, les Allemands ne sont pas fâchés de fermer les yeux, sachant bien que les prisonniers qui partiront ainsi iront rejoindre leurs champs, leur usine, leur commerce, leur administration. Nous leur conseillons de sortir au moins de la " zone interdite ". Mais ils ne semblent pas décidés à tenter l'aventure; d'une part, ils ont peur; d'autre part, on leur a parlé de leur " démobilisation "; ils espèrent toucher une prime et faire gratuitement le voyage du retour dans leurs foyers. Au demeurant - nourris, logés, mués en travailleurs - ils préfèrent rester à la campagne, où ils ignorent les malaises de la ville. Un fossé s'est déjà creusé entre les paysans et les citadins. Ce sera l'un des traits fondamentaux de l'occupation. Le combat crée plutôt une solidarité entre les hommes; l'occupation les sépare, non seulement en paysans et citadins mais en vainqueurs et vaincus, jeunes et vieux, malins et scrupuleux, riches et miséreux.


Le ravitaillement

D'abord manger ! A Laon, pas un gramme de pain ni de viande ! Les bouchers ne sont pas rentrés. Un groupe d'affamés décide d'aller avec le maire d'un village proche de Laon dans une ferme qu'il connaît. Les propriétaires ne sont pas revenus. " Les bêtes errent, nous dit le maire; on attrapera un mouton, un porc, quelques volailles, s'il en reste. " Quand on s'approche on aperçoit cinq ou six cochons. Un des porcs grogne et fonce : nous n'attraperons pas les bêtes; elles sont redevenues sauvages. Il faudrait les abattre à coups de fusil. Mais où trouver les fusils ? Force est de frapper à la porte des Allemands. Le maire s'en charge; une unité militaire stationne dans son village. Il fera tuer des cochons par les soldats.

A ce moment-là, personne, pas même le plus patriote, n'estimerait la prise de contact avec l'ennemi comme un acte répréhensible. Parce qu'il est dans la nécessité de la vie.

Chaque matin, nous repartons avec ardeur vers les bourgs, les villages et les villes que nous n'avons pas visités, afin de reprendre possession de son sol, de regrouper les Français. " N'allez plus à la Kommandantur, leur disons-nous, venez à la préfecture, à la sous-préfecture... " Nous établissons un service postal rudimentaire : une voiture distribuera les plis de Laon aux chefs-lieux d'arrondissement; de là, quelques motocyclistes rayonneront jusqu'aux chefs-lieux de cantons, où de chaque commune, des cyclistes viendront chercher la correspondance, deux fois par semaine. Enfin, nous décidons que les mairies seront tenues par des Français, pris parmi ceux qui sont revenus. Plus tard, lorsque seront là les anciens élus, ils reprendront leur place d'autorité.

Pas question de gouverner, mais d'administrer, rien de plus. Pour l'heure, nous assistons en ville au spectacle navrant des femmes venant, chaque matin, recevoir, sur la place de la Mairie, d'une voiture allemande, le morceau de pain ou de viande indispensable à la subsistance quotidienne. Or administrer, c'est faire répartir par des Français pour des Français; c'est rétablir les écoles, le réseau médical, etc. La population, nous le sentons bien, se serre derrière ceux qui la représentent, lui font un rempart de tous les instants devant les occupants. Quelques jours plus tard, nous prenons conscience de la difficulté de notre rôle. Une note de la Feldkommandantur contient cette phrase inquiétante : " La Feldkommandantur commande; l'administration française exécute. " L'essentiel sera donc d'opposer sans cesse aux ordres le labyrinthe des difficultés d'exécution. Ainsi, lorsqu'on énumère les travaux en souffrance, dressons-nous la liste des prisonniers qui devraient être libérés pour les ponts et chaussées, les eaux et forêts, les écoles, les P.T.T., les chemins de fer, etc.


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