Rafle de Domart-en-Ponthieu, 27 août 1944

Dans un livre de souvenirs inédit destiné à sa famille et ses amis, S…….., qui était alors jeune homme, raconte la rafle qui s’est déroulée à Domart-en-Ponthieu le 27 août 1944.

Dimanche matin des coups violents frappés sur une porte nous firent sortir du lit, puis bientôt des cris de femme.
A quelques maisons de la nôtre, le cordonnier Guillerand sortait de sa demeure, suivi d’un Allemand qui le faisait avancer, un revolver sur la nuque. La femme dans son désarroi accusait à tort la voisine d’avoir dénoncé son mari. Tout le quartier frémissait d’interrogations. Guillerand a une trentaine d’années. Il vient de Franqueville, le village voisin, il ne fait pas parler de lui. Il habite Domart depuis peu d’années.
Le calme revint. Il faisait beau. Je me rendis au jardin de la route de Gorenflos, arracher quelques pommes de terre pour notre repas. Un cheval arrivait, redescendant à Domart. Michel Fourrier l’accompagnait. Il revenait des champs. Michel est un copain de mon âge, les cheveux roux, camarade de classe, nous sommes arrivés en même temps à Domart. Depuis le certificat d’études il travaille dans la ferme de son père, rue du Bourguet.
Il aime se retrouver au café avec d’autres camarades, le plus souvent avec Vincent Ferrari, un jeune Italien de vingt ans qui demeure avec sa mère et une jeune sœur de quinze ans, Vanda. Vanda m’a donné un jour de belles pièces romaines en bronze. Les Ferrari ont fui l’Italie fasciste de Mussolini. Ils habitent, à cent mètres de chez nous, dans une vieille et belle maison en pierre, appelée à tort maison des Templiers.
Il y a aussi Paul Warin, un fils de cultivateurs.
Parfois, René Démarest, le fils du boulanger (pas notre voisin, il y a deux boulangeries à Domart), les accompagne. Ils se rencontrent aussi sur le terrain de football.
Sonia qui les sert au comptoir les connaît bien et les aime bien.
A côté d’eux se trouve de temps à autre, un grand gaillard, Robert Richard, un ancien marin qui ne tient pas en place et sourit tout le temps. On dit qu’il est de Mers, sur la côte, il travaille depuis peu, chez Dumeige, le marchand de chevaux, à côté d. Ferrari où il couche.
Je crie à Michel :
« Tu sais ce qui se passe à Domart ? Les Allemands viennent d’arrêter Guillerand. »
Je vois Michel marquer de la nervosité. Nous avons encore échangé quelques paroles, il a continué sa route vers la Ferme.
Je suis redescendu à la maison.

Il était 11 heures.

Monsieur Fuiret, le secrétaire de mairie avec qui je travaillais chaque semaine apparut sur la route. Il marchait vivement.
– « Monsieur Fuiret, quelles sont les nouvelles ? »
– « Mauvaises. Je vais chez le maire porter un ordre de la Kommandantur. Tous les hommes de 16 à 60 ans doivent se trouver sur la place à 15 heures, ceux qui ne viendront pas seront fusillés sur place. »
Les roulements de tambour du sergent de ville firent sortir tous les habitants de leurs demeures. Ils écoutaient, éberlués, incrédules, l’annonce inhabituelle.
Les Allemands s’affairaient, couraient en tous sens, repassaient devant chez nous, poussant devant eux, sous la menace de leur revolver des copains qu’ils avaient cueillis dans leur foyer, sous les yeux de leur mère épouvantée.
J’entendais au loin hurler Madame Ferrari.
Vincent passa les mains en l’air, puis le père Démarest, le boulanger – on recherchait le fils, on emmenait le père -, les frères Jacquard, coiffeurs.
D’autres descendaient de la Vigne par ce sentier abrupt que nous appelons les Roulettes face à notre maison.
Je suis rentré au café.
S’y trouvaient quelques copains, Émile Varlet et Jacques Caillas, un gamin de 16 ans. Nous avons bu ensemble un cognac, nous avons blagué sur le dernier verre du condamné.
Jacques a dit :
– « Sur la place, à trois heures, moi je n’irai pas »
 Nous nous sommes séparés.

J’ai vu arriver sur la route René Démarest.

Il marchait d’un pas ferme. Je lui ai dit :
– « Alors, René, où vas-tu ? »
Il a seulement répondu :
– « Il faut y aller. »

Il parlait de la maison où les Allemands avaient enfermé son père et les copains, il parlait du destin qu’il avait choisi. Peu après, Monsieur Démarest est repassé devant notre porte, en sens inverse, se dirigeant vers sa boutique.

Et puis il fut 15 heures. Nous savions que le village était cerné.
De partout les hommes sortaient des maisons, se rassemblant sur la place, devant notre café.
Les Allemands nous firent aligner sur la route. Cela fait une longue file qui démarrait de la boulangerie du voisin et se terminait tout au bout de la place des Halles, vers le salon des coiffeurs.

Des soldats allemands avaient pris place devant nous, alignés eux aussi, à dix mètres, genou en terre, derrière leurs mitraillettes.

Nous étions trois de la maison. Mon père n’y voyait plus, atteint d’une double cataracte, je le tenais par le bras avec mon frère Yves de dix-sept ans.
Nous portions tous deux un maillot d’un bleu pâle, comme le ciel. Nous avions les bras nus.
Les femmes regardaient partout derrière les fenêtres.
Nous attendions, excités par cette situation étonnante, tous ces hommes désarmés devant ces soldats qui n’attendaient qu’un ordre pour envoyer leur rafale.
Je me souviens qu’avec le frère, nous trouvions le temps de parler avec humour de la situation, mon voisin de droite me demanda de nous taire.

Le silence se fit de toute façon.

Un homme vêtu de l’uniforme allemand s’est ameené au bout de la file à notre droite, poussant devant lui un jeune prisonnier aux mains liées, le visage tuméfié, noir des coups reçus.
Le malheureux s’arrêtait devant chacun de nous et l’autre demandait dans un français sans accent
– « Et lui, il connaît Guillerand ?»
La tête répondait non.
Il s’approchait de nous, la voix sadique, en français, prévenait :
– « Et tâche de ne pas nous monter en bateau, sinon tu sais œ qui t’attend. » La tête répondait oui.
– « Et lui, il connaît Guillerand ? »
Tout le monde connaissait Guillerand à Domart.

Il est passé devant nous, nous a regardés, il a dit non.

Vers le milieu de la file, il s’arrêta devant Émile Varlet et prononça :
– « Lui, il connaît Guillerand. »
Nous vîmes avec stupeur Emile Varlet sortir du rang, ses gestes de dénégation. D’une nature plutôt froussarde, c’était le dernier à qui nous aurions pensé.

L’interrogatoire continuait, et, soudain, prit une autre tournure.
– « Lui, il est de l’Intelligence Service. »
– « Tu es fou mon gars », répondit l’autre.
Nous vîmes sortir du rang Morin le confiseur, un bonhomme trapu, la cinquantaine, la figure et le dos sont un peu de travers.

Les Allemands comprirent de suite qu’ils n’avaient plus à chercher.
D’un geste ils nous firent signe de nous disperser. Émile Varlet, oublié, n’en demanda pas plus, il se fondit dans la foule.

Nous sommes rentrés tous trois à la maison, les deux garçons aidant le père à se diriger. Yvon, notre frère de dix ans, Nadia, Sonia, maman, se remettaient de la visite de soldats accompagnés d’un berger allemand. Ils avaient fouillé dans les chambres.
La maison n’abritait aucun réfractaire à la rafle, ils ne trouvèrent personne à fusiller.
Quand nous sommes ressortis, nous entendions, à cent mètres de là, les chiens policiers aboyer dans la maison où l’on « interrogeait » les résistants.
Morin reparut sur la route. Ils l’ont rappelé. Ils ne l’ont plus lâché.
Un camion les emporta tous vers une destination inconnue.
Dans le café, les Allemands buvaient et chantaient à tue-tête.

(…) Il fallut encore bien des jours avant que nous ne retrouvions nos copains… au fond d’une fosse, à Ville-le-Marclet, près de Flixecourt, à dix kilomètres de là.
Une fosse profonde, dans l’argile du jardin, près de la maison qui leur avait servi de prison.
Leurs mains étaient liées.
Une balle dans la nuque avait mis fin aux 20 ans de Vincent, une rafale de mitraillette aux 22 ans de René.
D’autres corps se trouvaient là, dont celui de Guillerand, un vieux de 30 ans !

Ils revinrent tous dans leur village, dans un cercueil de bois blanc.

Nous, les copains, nous les avons ramenés dans leur maison. Avec Jacques Caillat, j’ai porté le cercueil de Vincent.

Nous sommes entrés dans la maison de madame Ferrari, suivis de la foule et de deux gendarmes. Vanda était là.
Les gendarmes firent sortir tout le monde. Jacques et moi nous sommes restés, avec la douleur de la mère, avec ses cris, avec son visage creusé de larmes.

Elle a voulu que l’on ouvre le cercueil pour être sûre d’une réalité que son cœur ne voulait pas accepter.

Nous avons revu Vincent une dernière fois.
Sa tête était devenue énorme, toute noire.
Un long hurlement de bête mourante emplit la pièce.
Jacques et moi nous pleurions.

Nous avons emporté le cri inoubliable.

© Picardie 1939-1945, Marc Pilot, juillet 2017