Je vous livre un premier récit celui de ma mère qui me conta son exode, qu'elle appelait aussi communément l’évacuation.
« Nous habitions Bouchoir (Somme) en 1940. J’avais dix-huit ans. Comme la plupart des habitants de Bouchoir, nous avons évacué le 17 mai 1940. Mes parents et mon frère sont partis vers 16 heures avec un chariot attelé à quatre chevaux, conduit par mon père, et un tombereau, rempli d’avoine pour les bêtes, attelé à deux chevaux et conduit par un charretier tchèque. Les deux attelages appartenaient à M. C., cultivateur à Bouchoir, mobilisé alors, chez qui mon père travaillait. Mes parents ont emporté de la lingerie, du savon, du sucre et de la farine stockés par ma mère. Une employée de la ferme, Marie-Jeanne L., avait ses parents qui habitaient en Normandie. Nous l’avons donc suivie jusque chez elle à Fay, petit village de l’Orne. Mme C. est partie avec sa voiture pour la même destination. Avant de quitter Bouchoir, j’ai tenu à dire au revoir à Mme D. J’ai assuré mes parents que je les rattraperai peu après sur la route. Nous avions convenu de nous arrêter à Thory. Après ma visite, j’ai pris la route en compagnie de Marie-Jeanne. Elle conduisait une voiture à courir, un cabriolet. Nous sommes allées jusqu’à Thory. Là, nous avons mangé et attendu mes parents. Fatiguées, nous sommes allées nous coucher. Ce soir-là, j’ai encore dormi dans un lit. Mes parents, quant à eux, mal guidés, sont arrivés à Moreuil où ils ont tourné un bon moment. Ils ont voyagé toute la nuit. Enfin le matin, ils ont rencontré les ouvriers de M. B., cultivateur à Bouchoir. Voyant mes parents fatigués, Tekla W. leur a donné du lait. Eux, étaient partis de Bouchoir la veille après la traite (après 19 heures). Enfin, dans la matinée du 18, nous nous sommes retrouvés à Thory. De là, nous avons pris le chemin de Breteuil. Nous avons dormi dans un hangar près de la gare [Bacouel = Breteuil embranchement]. Il y a eu des alertes toute la nuit. Le 19 mai, à cinq heures du matin, mon père a attelé car le coin ne lui plaisait pas du tout. Il redoutait les bombardements. A peine étions-nous sortis de Breteuil que le bourg était bombardé ainsi que la gare. Nous avons passé la ville de Crèvecœur-le-Grand. Nous nous sommes arrêtés à Haute-Epine, village suivant, dans une ferme. Le propriétaire qui vivait dans une autre exploitation nous a donné l’autorisation de nous y installer. Nous sommes restés là une journée et demi mais nous y avons dormi deux nuits. De Haute-Epine, nous allions chercher notre pain, à bicyclette, jusqu’à Crèvecœur. Le 20 mai, nous faisions la queue, mon père et moi, devant un boulanger de Crèvecœur, quand les avions allemands sont arrivés. Ils ont commencé à mitrailler. Tout le monde se sauvait dans tous les sens. Les vélos étaient à terre. C’était la panique. Je me suis retrouvée dans une « cave-abri ». Des balles ont explosé à l’entrée de la cave créant beaucoup d’émotion dans cet endroit. Une femme que je ne connaissais pas, voulait me donner de l’argent pour que j’aille brûler un cierge à l’église. Mon père était lui dans une autre cave. A la fin de l’alerte nous sommes ressortis choqués mais indemnes et … sans pain. Nous avons repris nos vélos et nous sommes repartis vers Haute-Epine où nous avons mangé des pommes de terre à défaut de pain. Nous avons repris la route le 21 mai. Nous avons emprunté une route bordée d’arbres, de taillis et de bosquets. Là, nous avons encore été bombardés. Nous nous sommes réfugiés dans les fossés. Fort heureusement, personne ne fut blessé ; les bêtes comme les hommes. Les jours suivants notre voyage s’est poursuivi par Gournay-en-Bray, Gisors, Vernon, Pacy, Saint-André de l’Eure, Rugles, l’Aigle, Moulins la marche et enfin Fay. Nous sommes arrivés à Fay le 1 juin, après un exode de 15 jours. Nous avons été installés, mes parents, mon frère et moi, dans l’ancien presbytère du village. C’est la secrétaire de mairie qui, par relations, nous avait placés là. La maison sentait le moisi. Au sol, des briques servaient de pavage. Le bâtiment était situé dans une pâture où nous avons mis les six chevaux. Ceux-ci étaient en forme, bien nourris qu’ils étaient d’avoine et d’herbe bien grasse. J’ai travaillé chez M. et Mme R., fermiers, et mon frère a travaillé chez le maire du village. Les jeunes devaient travailler parce que ce n’était pas un lieu d’exode. De plus, même si la paye n’était pas très importante, cela permettait de subvenir aux besoins immédiats de la famille. Nous avons dû évacuer une seconde fois vers Sées, pendant quatre jours. Les Allemands étaient maintenant là. Alors que nous étions dans une pâture près des chariots, c’est mon père qui aperçut le premier la colonne allemande qui s’avançait sur la route. Nous sommes donc revenus à Fay. Nous avons dû attendre de recevoir l’autorisation pour revenir à Bouchoir. Madame C., notre patronne, avait réussi à obtenir un bon d’essence et une autorisation de voyage. Ainsi elle avait pu rentrer avant nous. Une fois à Bouchoir elle avait fait tout son possible pour obtenir notre retour. Après la deuxième évacuation, les Allemands nous ont pris deux chevaux sur les six. Enfin notre retour fut autorisé mais il fut pénible. Nous avions laissé le tombereau à Fay. Dès les premiers kilomètres, mon père s’est écrasé le pied sous les roues de devant du chariot qui lui sont passées dessus. Aux Andelys, les Allemands avaient jeté un pont de bateaux sur la Seine. Mon père, souffrant, était incapable de conduire l’attelage. C’est mon frère, âgé de quinze ans, qui dut prendre les rênes. La passerelle, étroite, rendait la manœuvre malaisée surtout pour un jeune garçon peu habitué à manier tant de chevaux. Les soldats allemands durent aider au passage. L’un d’eux prit le cheval de tête par la bride et le guida pendant toute la traversée du fleuve. Malgré cet incident, le retour se fit sans autre heurt et Bouchoir fut atteint le 13 juillet au soir. Mon père resta encore un mois immobilisé afin de guérir totalement de son accident. »
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