Des Sénégalais de l’an 40 … dans l’Oise

En consultant les dossiers de la Cour de justice de l’Oise, qui s’est tenue d’octobre 1944 à octobre 1945 à Beauvais, j’ai pu percevoir le sort souvent tragique dont été victimes des soldats africains enrôlés dans l’armée française et désignés sous le terme générique de « Sénégalais ». La plupart des événements évoqués dans ces dossiers se sont déroulés en juin 1940.

Il faut d’abord rappeler le contexte. La ligne Weygand joignait la Somme, une partie du canal de Saint-Quentin, le canal Crozat qui reliait la Somme à l’Oise, le canal de l’Aisne à l’Oise, enfin l’Aisne à l’Argonne. La ligne de front dessinait un saillant important d’Offoy à Chauny. Le pivot du dispositif était la ville de Noyon. Les divisions chargées de la défense de la zone comprenaient de nombreux régiments coloniaux, des « zouaves » aussi bien que des tirailleurs algériens ou des « sénégalais ». Le 8 juin, à l’ouest du département, la VIIe armée du général Frère avait cédé. Deux régiments de tirailleurs sénégalais avaient été anéantis et les quelques survivants fusillés sur place au mépris des lois de la guerre en usage jusqu’alors. Le 12 juin 1940, le général Weygand donne un ordre de retraite général. La 4e division d’infanterie coloniale est disloquée. Dans sa zone de repli, des massacres de Sénégalais perpétrés par les Allemands ont lieu dans l’Oise à Angivillers, Lieuvillers, La Neuville-Roy, Cressonsacq et Erquinvillers. Dans la débâcle, des combattants ont pu se trouver isolés de leur unité : c’est l’origine des faits évoqués quatre ans plus tard devant la cour de Justice de l’Oise.

Le 26 juin 1940, un certain Hardy 60 ans, manouvrier à Cambronne-les-Ribécourt, était informé qu’un soldat Noir se cachait dans une ferme vidée de ses habitants. Il ramenait à son domicile pour le restaurer et l’héberger ce soldat de l’armée française qui avait échappé jusqu’alors aux recherches de [1]. Il était accompagné d’un sieur Defouloy. Hardy fut aperçu avec le Noir par une dame D…..née Lucienne P….., 30 ans,qui alla aussitôt alerter les Allemands en bicyclette. Ces derniers guidés par la dénonciatrice vinrent s’emparer du soldat, le dépouillèrent de ses attributs militaires et l’emmenèrent. Le soldat aurait été fusillé le lendemain à Thourotte.

 

Témoignage de la dame D…..s :

«  Vers la fin de juin 1940, ayant aperçu un soldat sénégalais de l’armée française qui se cachait à Cambronne-les-Ribécourt, j’ai été impressionnée et suis partie immédiatement immédiatement en bicyclette. Arrivée sur la route nationale, j’ai vu une moto side-car montée par trois soldats allemands, je leur ai fait signe de s’arrêter, ce qu’ils ont fait, je leur ai alors dit qu’un soldat sénégalais se cachait à Cambronne-les-Ribécourt. Je les ai guidés jusque chez Hardy où ils ont capturé ce soldat. C’est la peur de voir un homme noir qui m’a fait agir aussi bêtement  ».

 

Sous l’Occupation, Lucienne D….. est partie travailler en Allemagne comme volontaire. Revenue en France, elle a été tondue à la Libération et condamnée le 12 avril 1945 à 4 ans d’emprisonnement et à l’indignité nationale.

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En juin 1940, Jules A….., aide garde-chasse à Erquery, 52 ans et maire provisoire du village,est prévenu par l’institutrice que 5 soldats indigènes se sont réfugiés depuis une semaine chez un habitant de la commune. Parmi eux, on compte deux blessés. Il va les chercher et les conduit à la Kommandantur de Clermont.

 

Témoignage de Jules A….. [2] :

«  Je suis persuadé d’avoir agi en bon Français et d’avoir sauvé la vie de ces sodats indigènes. Le lendemain, Erquery était occupé par une unité d’artilleurs allemands. Ils auraient certainement découvert et fusillé les soldats indigènes. J’en avais vu fusiller un, quelques jours auparavant,sur la route Compiègne-Clermont par des automobilistes allemands de passage. Ils se sont arrêtés à hauteur du soldat indigène et sans descendre de voiture, ils l’ont abattu comme un chien. Ils sont ensuite repartis sans s’occuper de lui  ».

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Dossier Corneille V….., 38 ans, Hollandais, agriculteur à Campeaux [3] :

Témoignage de Paul Bigand, chef cantonnier,
président du comité de Libération, le 7 mai 1945 :

 

« Corneille V….., avec la complicité de son père et de ses deux frères, a organisé une véritable chasse aux soldats français camouflés dans la commune. Deux soldats sénégalais répondant au nom de Ratsarattefatra cannonnier du 2e RAC et Mazarat René du 221e RALC furent fusillés le 7 juin 1940 puis déposés dans le cimetière de Campeaux ».

 

Témoignage de Léontine Virmontois, 42 ans, ménagère :

 

«  Le 7 juin 1940, dans l’après- midi, je me trouvais dans mon jardin lorsque le nommé Vermunt m’a crié de l’herbage en me demandant si je n’avais pas vu des Noirs dans les parages. Je n’ai pas prêté attention et lui ai répondu « oui, ils viennent de sauter la barrière en face ». Quelques instants après, les Allemands sont venus chez moi et ont perquisitionné partout dans ma maison. Puis ils sont partis. Le lendemain dans la journée, ils ont battu les herbages en face de chez moi et ont découvert les soldats Noirs. Quelques instants plus tard, j’ai entendu tirer et j’ai vu ramener le cadavre d’un soldat Noir. Sans aucun doute, c’est Vermunt Corneille qui est à l’origine de la perquisition effectuée à mon domicile par les Allemands et c’est lui qui a dénoncé aux Allemandsla présence des soldats Noirs dans l’herbage ».

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Le 13 juin 1940, plusieurs « Sénégalais » se tenaient dans une pâture, trois semble-t-il, sur le territoire de la commune de Romescamps. Ils ont été dénoncés aux autorités allemandes par une dame Croisier, retraitée, 55ans, et faits prisonniers.
Par ailleurs quatre autres Sénégalais auraient été fusillés près de Romescamps. Ils auraient été dénoncés par un certain L….., mort de vieillesse sous l’occupation [4].

 

Laissons au lecteur le soin de conclure.

 

 

© Françoise Leclère-Rosenzweig- Picardie 1939 – 1945 – août 2013)

[1Extrait du dossier de la Cour de justice. ADO 998W47193

[2ADO 998W47194

[3ADO 998W47206

[4Rapport de l’inspecteur de police Duménil à la Libération