94e RAM – La guerre d’un artilleur

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BARBE Georges

1er Groupe – 2e batterie

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Georges Barbe né le 10 mai 1910 était cheminot au Teil, petite ville de l’Ardèche de 6 à 7000 habitants. Il est marié et père d’un enfant de 2 ans. Il est appelé le 26 août 1939 et doit se rendre à Nice dans les quartiers du 94e Régiment d’artillerie de montagne. Il est affecté au Ier Groupe, 2e Batterie

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Georges BARBE (à gauche), avec ses camarades artilleurs du 94e RAM.
Il tient par le cou son ami de toujours Paul ROUX, de Berzème (07)
qui s’occupait particulièrement des chevaux et des mulets.

(…) Arrivée le 28 mai devant le pont de Quiquéry, ouvrage stratégique permettant le passage sur le canal du Nord, la 2ème batterie va relever le 3e groupe d’Artillerie coloniale, complètement motorisé, alors que le 94e en est encore à l’attelage hippomobile. Le passage des consignes raconté par mon père n’est pas banal. Le commandant du groupe colonial, dépoitraillé, l’uniforme largement ouvert (nous sommes en guerre et fin juin) face au canal du Nord et à l’ennemi, s’adresse au capitaine de la 2e, au garde-à-vous, raide dans son uniforme impeccable : « Mon cher, vous allez vous faire repérer avec vos brelles, la consigne est simple car vous avez devant moi les boches et derrière moi la raie de mon c.. Je vous dis m…. ».

Le plus gros de la batterie va s’installer dans le bois de Moyencourt d’où l’observatoire pourra assister au bombardement de Voyennes et à la destruction du clocher de l’église par une quinzaine de stukas allemands. Un avion de reconnaissance survola le bois et le capitaine rechercha une nouvelle position de tir pendant que le lieutenant Nouvière mettait en scène une batterie de théâtre. Il fit mettre à la place des pièces des engins agricoles avec les brancards dirigés vers le ciel et emboîtés par des tuyaux de poêle. Le capitaine revint sans avoir trouvé de position et le lieutenant Nouvière partit en rechercher une qu’il découvrit dans le parc du château de Breuil.

 

Nous sommes le 2 juinToute la batterie se dépêche de quitter cette position repérée, et bien lui en prend ; quand ils repasseront quelques jours plus tard mon père dira « Qu’est-ce qu’on aurait pris si on était resté là, les débris des charrettes étaient dans les arbres, tout était ravagé ». Il n’avaient même pas entendu le bombardement tellement le bruit de fond de l’artillerie, était fort…

Ici je vais faire un aparté pour dire que je suis allé sur ces lieux en 2007, au pont de Quiquéry, à Voyennes, au château de Breuil et à Moyencourt. Je ne suis pas allé dans le bois, qu’aurais-je vu ? Je suis allé à la mairie de Voyennes espérant y trouver des comptes rendus de cette journée. J’y ai reçu bon accueil mais on a ouvert de grands yeux quand j’ai demandé s’il existait des archives ou des documents parlant de ces journées de juin 40. C’est en fait moi qui ai raconté leur histoire. J’ai vu l’église, qui, détruite en 1914, avait été reconstruite à l’identique avec son bulbe, après 1920. Aujourd’hui, reconstruite après la guerre, elle n’a pas de bulbe et c’est un affreux bloc de béton, fruit du plan Marshall. 
Arrivé devant le portail du château de Breuil à l’heure de l’apéro, château que l’on ne distingue pas de tous les chemins qui mènent au village, j’avais des scrupules à pénétrer dans ce parc, à midi, parc peut-être peuplé d’animaux qui en auraient voulu à mon intégrité. Une providentielle personne de la ferme voisine m’enleva tout scrupule quand elle me dit que le Chatelain était aussi le maire du village et qu’il n’y avait pas d’animaux sauvages dans le parc.
Sachant que les maires sont des personnes dérangées à toutes heures de la journée, je frappais donc à la porte du bel immeuble et fut accueilli par M. le maire, homme très grand à la stature gaullienne, à qui je racontai les événements dont avaient été témoins ses parc et château devenus parc d’artillerie. Il ne savait rien de ces événements car né après la guerre, mais pourtant sa mère âgée d’une vingtaine d’années et très belle d’après l’artilleur Barbe était présente en juin 40. La mémoire des évènements ne se transmettrait-elle plus ? La jeune fille de 1940 était toujours de ce monde d’après son fils et habitait le pavillon situé à gauche en entrant, mais on ne m’a pas proposé de la rencontrer et pourtant elle avait croisé mon Père 
Dès mon retour à la maison j’ai expédié à M. le maire de Breuil les photocopies des pages du JMO, qui marquaient dans l’histoire de France, le rôle de son château.

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6 juin. La batterie a tiré ce jour là pendant 36 Heures d’affilée, et les hommes n’avaient rien mangé depuis la veille. Du café et des vivres viennent d’arriver apportés par Bernard, canonnier popote, qui a proposé à mon Père avec qui il était ami de le remplacer afin qu’il mange un peu avant les autres car le travail des 2 servants était le plus dur.  Mon Père portant très costaud appelait çà un travail de bagnard. Bernard a donc pris la place de mon père qui s’est retiré d’une dizaine de mètres pour se laver dans les nombreux seaux qui étaient là. Ces seaux servaient à refroidir les fûts des canons qui viraient au rouge sous la cadence des tirs, et se détrempaient et risquaient ainsi d’éclater. C’était tellement dangereux à ces moments-là que les tireurs refusaient d’actionner manuellement la gâchette et le faisaient au moyen d’une corde à distance. 
Mon Père n’avait pas fini de se laver le visage, le buste et les mains et une vingtaine de coups avaient été tirés quand le canon a éclaté, projetant le système de pointage à l’intèrieur de la salle du château à travers une porte-fenêtre. 
Mon Père ne fut pas blessé mais il aida à ramasser le corps de son chef de pièce dans une toile de tente. Elles ont beaucoup servi de linceul ces toiles de tente pendant toutes les guerres. Vis à vis de son camarade Bernard, il a longtemps culpabilisé. Le 94e avait fait tellement de dégâts aux Allemands que leur aviation leur lançait des tracts les menaçant de représailles en cas de capture. L’autorité militaire du Régiment avait enjoint à se soldats de découdre l’écusson 94e en cas de retraite

 

C’est le soir du 6 juin que l’ordre de repli est donné et la batterie va commencer à retraiter pendant la nuit 
Mais ce 6 juin au soir, mon père put mesurer la qualité de soldat et de chef du Lieutenant Nouvière, d’origine Lorraine, pour qui il avait une énorme estime, et qui était en fait le chef de guerre de la batterie. « Je me serais fait tuer pour lui, çà c’était un officier ». Cet officier d’active était le contraire du Capitaine, officier de réserve et coiffeur dans le civil, que mon père qualifiait d’officier de parade. Je n’en dirai pas plus et laisserai le soin aux lecteurs des dernières pages du JMO de la 2e batterie de comprendre entre les lignes. 
Monté à l’observatoire, le lieutenant Nouviére dirigeait le tir de la deuxième batterie qui n’avait plus que deux pièces. Il était en liaison avec les fantassins qui se trouvaient en première ligne, dont le 24e BCP. L’observatoire,, violemment bombardé et par l’artillerie et par les avions, devint intenable, les liaisons téléphoniques coupées et l’infanterie aveugle. N’écoutant que son courage, le lieutenant Nouvière rejoignit la 1ere ligne pour donner aux chasseurs les dernières instructions en fonction de ce qu’il avait vu de l’observatoire. Les hommes de la batterie le virent revenir au soir, couvert de poussière et de sang pour avoir rampé sur plusieurs centaines de mètres. 
Pour en terminer sur ce valeureux officier, une petite anecdote… La batterie avait reçu l’ordre de détruire un poste d’observation situé dans un clocher et le capitaine se mit en tête de régler le tir de la 1ere pièce, celle qui éclatera, pour réaliser le tir au but. Mon père chargeait et après de multiples essais le clocher était toujours debout. Il proposa alors à son adjoint le Lt Nouvière de s’y exercer, ce que fit consciencieusement ce dernier. Mon Pére mit l’obus et le clocher dégringola. La joie de Georges Barbe, intérieure, fut immense et car il avait un contentieux avec son Capitaine et son dévouement au Lieutenant était sans borne.

 

7 juin 1940. Malgré les barrages d’artillerie, l’avance allemande ralentie pendant 36 heures, n’en a pas moins progressé pour autant. Le 94e voit refluer quantité de troupes par les ponts sur le canal du Nord. Georges Barbe se rend compte qu’il va n’y avoir que trois alternatives : mourir, être fait prisonnier, ou se replier. Il n’adhère pas aux deux premières solutions et à récupéré en cas de sauve-qui-peut un cheval d’officier qui errait abandonné, la selle sous le ventre. Georges l’a soigné et nourri et compte bien s’en servir si nécessaire car il est très bon cavalier.

Le matin du 7 juin des bruits circulent que les tanks sont tout proches, que des parachutistes allemands se mêlent aux soldats français et que des coups de feu auraient été échangés. Les artilleurs de la première pièce étant inoccupés du fait de sa destruction, vont être formés en une petite escouade de quelques hommes, pour essayer de capturer ces parachutistes allemands. Georges Barbe est désigné pour faire partie de ce commando. Le Jmo ne fait aucune mention de cette mission, mais ce doit être un oubli car à la date du 8 juin, il est noté que trois canonniers se sont égarés et ne rejoignent pas. Mon père n’est pas cité parmi ces trois noms et pourtant il va rester deux jours livré à lui-même avant de retrouver le régiment le dimanche 9.

L’escouade va battre les alentours sans trouver de parachutistes, et le soir, les hommes fatigués (le jmo parle d’effort inouï, servants surtout, la batterie a tiré 2000 coups en 36 heures ) vont passer la nuit à la belle étoile, dans le confort d’un champ de blé. Au matin ils vont être réveillés par un bruit de moteur assourdissant. Effarés ils voient au loin une colonne de chars qui progressent dans leur direction. « Tu peux croire qu’on a décampé en vitesse, sinon j’étais prisonnier, d’ailleurs je crois que deux ou trois de mes camarades se sont faits attraper le lendemain. On s’est retrouvé dans des colonnes de réfugiés c’était vraiment la débâcle la plus complète. J’ai perdu mes camarades, et un moment donné je me suis embarqué sur un véhicule automobile de l’armée dont le chauffeur avait bien voulu me prendre. Malgré la cohue le véhicule avançait, on a fait du chemin, et tout aurait été parfait si à une chicane de 2 tranchées, le chauffeur n’avait pas mis une roue arrière dans la tranchée. On a essayé par tous les moyens de s’en sortir et personne évidemment ne voulait nous aider. À un moment donné j’ai dit au chauffeur, ne restons pas là sinon on est cuits, mais lui ne voulait absolument pas, abandonner son véhicule. Je l’ai remercié et laissé à son sort. Chaque fois que je rencontrais des militaires je posais la question de savoir où était le 94e. Mais personne n’avait l’air de le savoir  ».
La chicane en question se trouvait à Pont Ste Maxence, le Jmo de la 2e batterie fait état des nombreux véhicules, qui furent ses victimes. Dans sa retraite l’artilleur Barbe était en avance sur sa batterie, ce qui lui permettra de la retrouver et de vivre des moments très durs

Ici j’ouvrirai une petite parenthèse pour dire que le Père d’un de mes collègues de travail, Georges Mestre était maréchal-ferrant au 94e, et qu’il a laissé un journal de route à partir de sa capture le 8 juin. J’ai eu et lu ce journal, il y a 12 ans, et fait lire à mon Pére, mais je ne retrouve pas les notes ou photocopies que j’en avait faites. Ce que je me souviens c’est que Mestre etait à Oniencourt le 5 juin, avec le troupeau d’équidés et que c’est une colonne de chars qui le fera prisonnier. Etait-ce celle que mon Père avait vue ? Le maréchal-ferrant Mestre sera embarqué sur le char de l’officier Commandant qui lui offrira le champagne. Je me procurerais à nouveau ce témoignage et je vous le ferais partager.

 

Dans cette retraite, et sur son carnet, Georges Barbe cite les noms des lieux qu’il traverse, Roye /Matz, Moyenville, Lieuvillers, Houdancourt, Pont Ste Maxence, Creil, Senlis, Chantilly, où il arrive le 9 juin. Paradoxalement la ville est calme et les gens sont aux terrasses des cafés et Georges se paiera un bon repas au restaurant. C’est en sortant du restaurant que Georges Barbe croisera un camion avec sur la porte de la cabine une tête de cheval peinte avec le logo du 94e. Le régiment en retraite venait de toucher ces véhicules. Le chauffeur embarqua mon père et le ramena là où stationnait son régiment dans la forêt d’Harlatte. Son pays Paul Roux qui le croyait mort ou prisonnier, en pleurait de joie en lui donnant l’accolade et surprise lui montra son cheval dont il s’était occupé et qui faisait partie du régiment.

Le régiment va aller dans la forêt, à la Baraque de Chaalis, et sera au contact des Allemands qui mettront le feu à la forêt
Ah ! cette forêt de Senlis, quel mauvais souvenir elle laissera à mon père. Les Allemands sont dans Senlis qu’ils ont incendié, ils ont mis le feu à la forêt d’Hermenonville qui brûle à l’ouest, la fumée se répand dans le bois où régnait depuis le matin un brouillard, inhabituel en cette saison, l’aviation bombarde dans un bruit de sirène, les armes automatiques crépitent, un décor de fin du monde. Un de ses camarades craque littéralement et part en hurlant comme un fou. Mon père ne le verra plus au cours de la retraite , mais le retrouvera cheminot à Portes les valence en 1942-1945.
Mon père ne peut expliquer comment le régiment a pu s’en tirer et traverser la forêt de Senlis, en fait celle d’Hermenonville vers Orry-la-Ville, le 10 juin mise en position sans tir, Luzarches le 11, Villers sur Marne le 13 où la batterie est en position mais ne tire pas, Marolles-en-Brie en Seine-et-Oise et Paris qu’il va contourner par l’ouest.
Il faut dire que le 94e a fondu, il ne reste que le 1er groupe de Georges et encore bien éclairci. Le 2e groupe et une partie du 3e ont été fait prisonniers avec leurs Commandants, et l’état major avec le Colonel Clamens, probablement aussi. La batterie prend des positions de tir, défensives pour couvrir la retraite et pourtant il ne faut pas lambiner car le but des allemands est de faire prisonnière l’Armée Française.
Le 94e traversera de justesse le pont de Jargeau, à l’est d’Orléans avant que l’aviation allemande ne le détruise, Avec les quelques pièces qu’il lui restera, la 2e batterie prendra position sur un nouveau front à Sandillon, mais ne tirera pas.

Le carnet d’itinéraire de Georges acte les dates suivantes jusqu’à son arrivée en Dordogne : 18 juin, St Christophe dans l’Indre ; 20 juin, Mezieux -en-Brenne ( Dans l’Indre), Linge ? ; 21 juin Moulimes ( Vienne) ; 22 juin Mareuil, Dordogne ; 24 juin, Périgueux ; 25 Juin, Sauzet, Lot ; départ de Sauzet le 28 juin et arrivée en Dordogne le 29 juin. La 2e Batterie, ce qu’il en reste devrais-je dire, prendra ses quartiers à Thenon. Elle est passée depuis Sandillon sous le commandement du Lieutenant Nouvière car le Capitaine a disparu avec son automobile son chauffeur et ses affaires. (voir fin du Jmo ). Je serais très curieux de consulter les fiches matricules du Capitaine et du Lieutenant Nouvière, pour des raisons bien différentes.

En attendant les modalités de démobilisation, liées aux conditions d’armistice, les hommes de la batterie s’emploieront chez les habitants à des travaux agricoles. Mon Père chez un boucher dont il labourera les vignes, ce qui lui permettra de faire de copieux repas. Il nous parlera souvent des fricots d’écrevisses à la sauce américaine et ramènera une habitude gastronomique de ce séjour, celle de mettre une rasade de vin rouge dans une soupe grasse et un larme de vin rouge dans son café, ce qu’il appelait « faire chabrot ».

Démobilisé le 16 juillet, Georges Barbe retrouvera son foyer ardéchois au Teil grande gare de triage ferroviaire entre Lyon et Nîmes, et son emploi de mécanicien d’entretien au dépôt . Le GQG lui accordera la Croix de guerre avec étoile de bronze, en reconnaissant l’action du 94e des 5 et 6 juin qui a permis de retarder de 36 heures, avec l’appui de l’infanterie dont le 24e BCP, l’avance allemande et facilité ainsi la retraite et le sauvetage d’une grande partie de l’Armée française.

© Francis Barbe – Picardie 1939 – 1945 – juin 2012