66e BCP (57e DI), 2e Cl Raymond Garnier

66e BCP, CHR

2e Classe RAYMOND GARNIER

En route vers le front

Le 9 juin, nous nous réveillons à Vesoul. Bientôt, nous nous rendons compte que nous prenons la direction de Paris et sommes fixés. Tout le long du parcours, pas d’arrêts notables, ce qui veut dire sans doute qu’il faut que nous arrivions au plus tôt. Dans nos wagons sont jetées des cigarettes, des friandises, toutes sortes de bonnes choses, gestes que nous apprécions hautement quoique pour l’instant nous ne soyons pas privés au point de vue nourriture. Et le soir du 9, après avoir à Villeneuve-Saint-Georges « attaqué » la grande ceinture nous débarquons à Mitry-Clay, où des évacués (train en gare) nous assurent que les Allemands sont à Creil. Il ne s’agit plus maintenant de croire à une plaisanterie et je suis bien persuadé que chacun se demande quelle sera sa contenance dans quelques jours, dans quelques heures. Départ quelques instants après. Nous nous installons au plus beau milieu de la campagne, au bord de la route et passons là la nuit. Je me rappelle y avoir fort bien dormi, sur un tas de graviers. Le lendemain matin, nous attendons vainement le café : la roulante avait disparu ; les restrictions commençaient ! Le même jour, embarquement par camions. Je suis favorisé puisqu’avec une dizaine de bons camarades, je dois faire l’étape à bicyclette, ce qui me ravit ! Et nous partons en direction d’un petit village : Etavigny, situé à quelque 70 kilomètres.

C’est sur la route que va commencer à nous apparaître le vrai visage de la guerre ou plutôt ses conséquences. Ce sont d’abord deux jeunes femmes qui fuient en direction de Meaux : tout en pleurs, elles nous annoncent que Soissons, Senlis, Compiègne… sont en ruine, que des forêts sont en feu, que les Allemands avancent sans qu’aucun obstacle ne puisse les en empêcher. Nous ne sommes pas très rassurés ! Bientôt commence l’interminable file de voitures (autos et hippos) chargées d’objets hétéroclites, mais sur toutes : des femmes en larmes, des enfants endormis ou mal réveillés, des hardes diverses, file à laquelle se mélangent quelques piétons maudissant ceux qui ne veulent pas faciliter leur fuite. Je revois cette mère de cinq jeunes enfants nous contant la mort de son mari, survenue la veille (bombardement de Nanteuil), récit coupé par de bien compréhensibles sanglots. Tous, nous admirons le courage des femmes réagissant de toutes leurs forces contre l’implacable destinée. Malgré ce lamentable et pitoyable exode, il nous faut malgré tout continuer notre route ; il fait très chaud et pour nous « remettre du cœur au ventre » nous avons la bonne fortune de trouver, vers 11 heures, une ferme où on distribue du cidre aux soldats, le propriétaire tenant essentiellement à vider ses tonneaux avant de partir lui aussi.

Bientôt les rencontres ne sont plus les mêmes ; au lieu de civils démoralisés (certains), nous croisons des petits groupes de militaires partant en désordre, tout joyeux, en direction de Paris, tous allégés au grand maximum. Ils sont heureux… Ne tournent-ils pas le dos à la bagarre ? A tous, nous demandons : que se passe-t-il plus loin ? Et les réponses sont toutes, les mêmes : « nous n’avons pu tenir, nous nous sommes sauvés ! » Quelques officiers nous confient qu’ils sont sans nouvelles de leurs hommes, ils errent dans la nature. Ceux qui avaient pour mission de tenir se seraient-ils dégonflés ? Comment se fait-il que ceux qui doivent commander jusqu’à la toute dernière minute se trouvent ainsi seuls ? Sincèrement, nous ne comprenons pas !

Le midi, une petite pause casse-croûte, dans un bois, à proximité d’un passage à niveau, nous choisissons bien nos endroits ! ! Nous nous endormons très rapidement nous souciant fort peu des avions paraît-il nombreux dans ces parages. Vers 4 heures, nouveau départ : nous faisons la route en touristes, toutefois, de temps en temps, il faut se précipiter dans les fossés pour se soustraire le plus possible aux vues de ceux qui nous survolent. Nous trouvons très drôle de ne pas voir d’appareils français. Dans la soirée, 17 gros appareils arrivent, nous assistons à 17 piqués effectués sans aucune inquiétude : c’est Nanteuil qui prend pour la seconde fois. Mais quel petit froid dans le dos ! ! ! Le soir, nous retrouvons la C.H.R où nous dînons avant d’aller dormir, au milieu des champs ; car, nous entendons les mitrailleuses, les fusils-mitrailleurs, les canons : il s’agit donc de se disperser le plus possible. Près de chaque dormeur, bien à portée de 1a main, le fusil chargé : il faut vraiment peu de choses pour tranquilliser (relativement) un homme.

De la situation exacte, évidemment nous ne savons plus absolument rien. Nous ignorons totalement ce qu’a fait Mussolini, décision qui nous intéresse cependant au suprême degré.

Au front

Très tôt le lendemain, nous partons pour Etavigny, où nous arrivons peu après. Pendant le trajet, nous n’avons plus rencontré de civils cette fois, mais des troupeaux abandonnés, des artilleurs affairés, mettant le plus rapidement possible leurs batteries en position. C’est à Etavigny que se trouve le P.C. du Bataillon : une ferme modèle située au milieu du village. Nous ne nous y sentons qu’en sécurité relative, toutefois, jusqu’au soir, il ne se passe rien d’anormal. Vers 22 heures, ordre est donné à la section de commandement de prendre position aux alentours du P.C. pour s’opposer à toute avance éventuelle des Allemands. Bientôt quelques 77 viennent éclater à proximité de nous, c’est notre baptême du feu ! Ce n’est cependant pas la panique, mais chacun trouve très sage de se précipiter dans la tranchée voisine. Et là, à genoux, souvent le nez dans la boue, nous attendons le matin pendant que les fusants allemands continuent à pleuvoir, ne faisant, heureusement, aucune victime parmi nous.

Le lendemain matin, à 3 heures, en compagnie de 5 camarades, je dois gagner Boullare où le Commandant, paraît-il, nous attend. Nous ne sommes pas rassurés, ni les uns ni les autres, néanmoins, nous partons. C’est en arrivant dans ce village que nous faisons connaissance avec les mitraillettes dont les détenteurs, inlassablement cherchés, restent introuvables. Nous passons la journée à Boullare, … et quelle journée !

Le 12 juin 1940. Nous séjournons au P.C. de Boullare, vaste villa située au milieu du village : décidément on en pince pour ce qui se trouve au centre des agglomérations. Beaucoup de mouvement en cette immense maison, un va et vient perpétuel, et le tout agrémenté, naturellement, par d’incessants tirs de mitraillettes dont l’effet est surtout démoralisant.

De bonne heure le matin, riposte de la part des Allemands à nos violents feu d’artillerie de la veille : contre-attaque allemande ; les tirs d’armes automatiques deviennent plus fréquents, plus proches, plus rageurs et, bientôt, les 77 arrivent dans notre direction. Au début, émotion relativement petite, mais devant l’intensité du feu, il nous faut partir vers la tranchée-abri où nous nous trouvons les uns sur les autres : les obus tombent parfois très près de nous, les branches des sapins camouflant l’abri nous dégringolent sur 1a tête, quelques éclats atterrissent dans le boyau, mais peu importe puisque, par miracle peut-être, aucun d’entre nous n’est atteint. Vers midi, légère accalmie… c’est gentil, nous en profitons pour manger un peu, grâce à des Marocains qui nous passent un morceau de bœuf. Un verre de vin blanc, et nous sommes d’attaque pour recommencer la séance du matin, car nous supposons bien qu’elle va reprendre. Elle a lieu, en effet, mais avec une intensité beaucoup plus grande, les vitres de la maison volent en éclats, les tuiles tombent, les murs tremblent, la cour, déserte maintenant, n’est que feu … décidément la précision des tirs devient inquiétante, aussi, allons-nous tout bonnement à la cave, une bonne cave voûtée où nous nous croyons plus en sécurité mais où le fracas des explosions nous semble plus formidable encore. Quelques instants auparavant, j’avais eu l’occasion de rencontrer le Commandant, légèrement blessé à l’œil gauche, qui me dit nous quitter pour aller se rendre personnellement compte de ce qui se passait un peu plus loin.
- Garnier, je pars faire un petit tour en premières lignes, mais j’ai bien l’impression que vous ne me reverrez plus.
- Mon Commandant, il est à souhaiter que « ça cogne » un peu moins que ce matin.
- Je suis mal fichu, ça ne va pas… Et il s’en va !
En effet, il ne devait jamais revenir. Tué ? Prisonnier ? Jamais plus nous n’avons entendu parler de lui ! Il y a de ces pressentiments… ! À la cave, pour passer le temps, à la lueur d’une bougie, bien calmement ma foi, je trace une longue lettre à ma compagne de la vie, mentant plus que jamais, assurant que le calme est absolu ; n’est-ce pas en ces instants que toutes les pensées sont pour ceux qui sont si chers ? Mais, moi aussi, je me demande si je vais sauver ma peau. Les obus tombent toujours, ce ne sont que des fusants auxquels nous sommes habitués ; ils nous font un peu moins peur que les autres. Dans la semi-obscurité, nous fumons cigarette sur cigarette, persuadés ou essayant de nous persuader qu’il ne s’agit pas de celle du condamné. Vers 17 heures, le lieutenant C….., arrive à la cave, très énervé :
- « Les Allemands sont dans le village, que chacun regagne son poste ».

Sans trop d’empressement, nous prenons nos armes, gagnons l’étage où nous attendent nombre de caisses de grenades, nous nous installons à proximité des fenêtres et attendons. Dehors, dans la rue, c’est 1a fusillade, les rafales de mitraillettes, d’armes de toutes sortes se succèdent, sans arrêt, les blessés défilent assez nombreux, cette fois c’est vraiment la guerre et nous y sommes bien.
Bientôt de nouveaux ordres arrivent : il s’agit pour chacun de regagner le poste qu’on lui a confié en tout premier lieu. Il me faut donc me débrouiller pour rejoindre le P.C. à Etavigny. À 5 nous devons partir. Hâtivement, nous traversons la cour où brûlent motos et voitures et courons en direction d’un barrage en moellons derrière lequel nous supposons naïvement que nous serons à l’abri. Nous en sommes à 50 mètres… un percutant arrive et le barrage saute !!! Derrière nous, de semblables percutants, ceux-1à que nous craignions, donnent de rudes coups à cette maison que nous venons de quitter, mais déjà nous sommes dans le jardin de Monsieur le Maire. Il s’agit maintenant de traverser le parc, d’escalader un haut mur et nous serons sur la grand’route, sauvés sans doute… Les mitraillettes tirent sans arrêt, et de toutes les directions ! Serions-nous visés ? Peu importe, nous savons que les tirs sont relativement peu précis et pour l’instant, nous avons une idée bien arrêtée. Enfin, nous arrivons au mur, juste au moment où nous entendons un fracas formidable : c’était le pignon de la villa du Maire qui s’écroulait ; encore un effort et nous voilà sur 1a route ! Hélas, elle est soumise, elle aussi, à un bombardement de première importance, il va falloir par conséquent ramper ! Je ne me croyais pas capable de faire un long kilomètre le nez dans la terre, n’osant lever la tête, tendant simplement l’oreille aux bruits des obus pour essayer de deviner approximativement le point de chute. Que de forces insoupçonnées devant le danger ! Enfin, tant bien que mal, après avoir vécu mille et mille émotions, après m’être dit des centaines de fois que je ne m’en sortirais pas, nous arrivons à un hangar où nous retrouvons le lieutenant G….. et quelques camarades. Cinq minutes de repos sur de la paille et nous repartons pour Etavigny où nous faisons notre entrée à la tombée de la nuit. Là quelques obus mais ce n’est rien ! On nous demande toutes sortes de renseignements !!! Maintenant je commence à comprendre les réponses de ceux que nous rencontrions sur la route, ceux-là même qui s’en allaient tout joyeux en direction de Paris. C’est le soir ; tout le monde a faim : rien à manger !

À la nuit, sur un ordre du Colonel, nous reprenons les positions à proximité des canons de 25, dans des trous aménagés pour la circonstance. Les Allemands, dit-on, avancent en direction d’Etavigny, il s’agit de les arrêter. La tâche ne va pas être facile, nous sommes au plus trente ! Dans la nuit, rien de nouveau si ce n’est vers trois heures du matin l’arrivée du premier ordre de repli. Devant nous, à droite, à gauche, des villages brûlent, pendant que notre artillerie postée, comme de juste, à proximité de nous, pilonne sans arrêt.

La retraite

Regroupés, dans 1a mesure où il nous est possible de le faire, nous « mettons le cap » sur Acy que nous atteignons peu après ; là, l’artillerie allemande a fait de gros dégâts en faisant mouche sur une de nos colonnes en retraite. Sur le pont, des cadavres, en dessous des chevaux à demi immergés ; nous passons sans trop faire attention et continuons cette fois en direction de Meaux (…).

© Jacques Garnier – Souvenirs de guerre de Raymond Garnier (1939-1940), TRAMES N°8, décembre 2000.

 

© Marc Pilot – Picardie 1939 – 1945 -juin 2012)