61e BCP (11e DI), Sous-lieutenant Désérable

COURTE RELATION SUR LES COMBATS D’ORMOY-VILLERS

Sous-lieutenant DÉSÉRABLE, CA du 61e BCP


1/ Les lieux

Ormoy-Villers est un village situé sur la Route de Paris à Crépy-en-Valois et bordé par la voie ferrée. Les combats dont je parlerai se sont déroulés entre Ormoy et Charbonnières sur la crête à peu près à mi-chemin entre ces deux villages aux environs du point que nous appellerons comme les militaires « la cote 132. »
Pour le profane qui descend en gare d’Ormoy, s’il veut atteindre cet endroit, il empruntera la route en direction de Paris pendant 800m environ trouvant sur sa droite un petit bois carré. Il en suivra la lisière nord jusqu’à la voie ferrée qu’il traversera, il empruntera le passage souterrain du pont de pierre et s’enfoncera sous le bois se dirigeant vers l’Ermitage, continuera de gravir le chemin sablonneux où l’on s’enfonce jusqu’aux chevilles et débouchera sur une vaste plaine.
Face au nord des champs s’étendent jusqu’à 600 ou 700 mètres puis des haies, des prairies coupées de haies avec quelques bouquets d’arbres. Trois km vers l’ouest le village de Rosières qui flambera pendant deux jours donnant dans la nuit une allure d’autodafé à cette agglomération, au nord-ouest et plus près de nous à 1200m environ un petit bois carré sur lequel une pièce de 81 ferra merveille. Au sud ce sont les bois interminables dans lesquels nous jouerons à cache-cache dans la matinée du 13. Au sud-ouest une lande coupée de haies de bruyères et de taillis, enfin à l’est le bois par lequel nous sommes arrivés et dans lequel nous allons nous installer. Ce bois est assez touffu, composé de haute et basse futaie, la visibilité ne dépasse jamais 20m. Je reparlerai de cet inconvénient au sujet des liaisons et des patrouilles que je fus obligé de faire.

2/ Le terrain et l’organisation défensive

Le terrain avait reçu une organisation défensive et portait je crois le nom un peu prétentieux de Secteur Fortifié de Paris, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancien camp fortifié de Paris lequel avait dû être aussi aménagé si l’on en juge par les barrières que l’on avait construites aux portes même de Paris.

Depuis le village d’Ormoy jusqu’au remblai de la voie ferrée à 300 mètres au nord du pont de pierre cité plus haut, un fossé antichar avait été construit au cours de l’hiver, mal clayonné, il commençait à s’effriter et à se combler ; un autre fossé avait été creusé entre la cote 132 et le village de Charbonnières.

Entre ces deux fossés les bois formaient un obstacle que je considère comme de peu de valeur, ces fossés avaient été rendus « actifs » c’est-à-dire infranchissables par le truffement d’armes anti-chars : des canons de 25 sous petites casemates en béton que l’on avait camouflées en cabanes forestières ou en meules de paille et qui flanquaient les arêtes de ce fossé et se remarquaient comme le nez au milieu du visage.

Dès le premier jour du combat des bombes incendiaires réduisirent en cendres les camouflages des trois casemates situées entre la cote 132 et Charbonnières. Je ne sais e qu’il advint du personnel de ces petits ouvrages, toujours est-il qu’aucun coup de feu ne fut tiré de ces emplacements.

À l’intérieur du bois les layons étaient gardés par un certain nombre de canons de 25 dits « de secteur » et qui étaient venus renforcer les nôtres. A la lisière ouest du boqueteau de la cote 132 se trouvaient deux armes anti-chars : un canon de 25 sous petite casemate et un canon de 47 de marine avec parapet. J’emploie le mot un peu prétentieux de casemate car c’était une construction comprenant deux murs en béton et deux cloisons de sacs de terre, pas de porte et pas d’embrasure au créneau. A côté des armes anti-chars, des emplacements d’armes automatiques avaient été aménagés. Ils étaient numérotés et répondaient à une place de feu qui avait dû être étudiée, il n’appartient pas à un lieutenant d’en discuter la valeur. L’ensemble formait une certaine protection.

Le système défensif à en juger par les « trous » non terminés dut subir comme tant d’autres de nombreuses transformations. Ces petits ouvrages répondaient à une idée tactique et on paraissait avoir mis en eux l’espoir d’arrêter l’envahisseur. Les emplacements isolés les uns des autres et non reliés par des boyaux, n’ayant aucune liaison, ne pouvaient être commandés que par le chef de bloc qui était presque toujours, vu le faible effectif, un sous-officier. Qu’un bombardement de plusieurs heures vienne coiffer la position, le personnel aura le sentiment que sous le feu tous ont abandonné le terrain ; sans contact avec ses chefs s’il n’est pas suffisamment aguerri, il sera pris de panique et abandonnera la position. C’est ce qui a dû se passer pour les trois blocs situés entre la cote 132 et Charbonnières. Le réseau était inexistant, ça et là quelques mètres de fil de fer tendu comme une clôture de pâture sur 10 ou 20 mètres formaient une barrière morale aux abords des emplacements.

Le terrain avait été organisé par des unités qui stationnaient à Ormoy depuis de longs mois mais les travaux n’étaient guère avancés. Manque de matériel, insuffisance du personnel, confusion dans le plan d’exécution ou plus simplement la psychologie du fait que les travailleurs avaient la certitude, comme d’ailleurs tous les Français, que ce qu’ils faisaient était peine perdue et pendant les mois de calme le travail avait dû avoir le rythme du petit boulot.

3/ Le personnel

Les pionniers partirent des lieux le 11 juin au matin pour nous laisser la place toute chaude. Cette place n’était d’ailleurs pas vide. Des éléments disparates l’occupaient partiellement depuis une quinzaine de jours : 7 cavaliers d’un dépôt en instance de réforme avaient mission de servir un canon de 25 dont ils ignoraient tout, 3 marins de la 2e réserve de la région parisienne étaient affectés au canon de 47, ce canon tira un coup sur une meule de paille derrière laquelle s’étaient réfugiés quelques ennemis et la manqua.

Deux autres petites unités d’infanterie étaient rassemblées sur cette cote 132. Je veux parler d’une section de mitrailleurs du 285e RI, une vingtaine de pauvres diables sans beaucoup d’instruction, dépourvus de tout entraînement au feu. Enfin une section de voltigeurs d’un groupement nord africain commandée par l’aspirant Julien. Son chef mis à part on peut dire que c’était une troupe inégale, un peu ridicule si indulgent qu’on veuille être. Elle comprenait des éléments très divers : africains, traînards ou farceurs qui n’ont fait d’autre chose dans la bagarre que de se terrer ou de se sauver. Ils étaient arrivés là au moment où l’ennemi avait atteint la Somme et on avait vidé les dépôts de l’arrière pour construire à la hâte quelques bouchons pour arrêter les éventuelles incursions d’éléments légers motorisés que l’on comptait ainsi vouer à la destruction suivant une formule souvent entendue. Tel est le terrain qu’une compagnie du 61e BCP avait mission de défendre et les combattants auxquels nous allions prêter main forte.

La journée du 11 juin 1940

Le 61e BCP était installé la veille sur la rive sud de l’Aisne aux abords du pont du Francport. Le 1à juin à 14 heures le bataillon reçoit l’ordre de décrocher immédiatement. Le point de rassemblement était situé près du carrefour de l’Armistice et nous nous mettons immédiatement en marche vers le sud. Nous avons marché à travers les chemins de la forêt de Compiègne dans un ordre parfait. De temps en temps des avions forçaient la colonne à se disperser sous les couverts avoisinants et aussitôt la marche reprenait guidée en hâte par Weil dont l’éloge n’est pas à faire.

L’ennemi avait depuis deux jours passé l’Aisne quelques km en avant de Compiègne et fonçait en direction de Crépy-en-Valois que ses avant-gardes occupaient déjà. D’autre part une autre colonne ennemie avait traversé l’Oise en amont du confluent Oise-Aisne et il avançait en direction de Paris. Nous allions être pris dans une tenaille dont les deux pinces allaient se raccorder à Crépy et qui n’étaient que le 11 au petit matin qu’à 6 ou 7 km de distance. Il s’agissait pour le commandement français de faire passer les troupes dans cet étranglement en l’espace d’une nuit et il n’y avait qu’une toute petite route passant par Duvy et Ormoy-Villers.

Décrire l’enchevêtrement des colonnes d’artillerie, des combattants à pied, des véhicules de toute sorte serait peine perdue et ce devait être peu de chose à côté des colonnes de réfugiés. Les hommes de toute nature et de toute unité se mélangeaient mais fidèle comme un chien à son maître je suivais Weil entraînant derrière moi mes mitrailleuses et les engins du Bataillon auquel s’était joint le mortier de la ½ Brigade.

Un peu avant d’arriver à Duvy vers 2H30 un tir de harcèlement arrose la route et fit accélérer le pas. Peu après je rencontrai le chef de bataillon qui me remit une carte et me donna le point de destination.

Le village de Duvy étant soumis à un tir d’artillerie efficace flambait en maints endroits. La traversée fut faite au pas de course et à la sortie ne retrouvant plus Weil qui avait dû prendre un autre chemin, je m’orientais et fonçais ayant plus de 400 hommes à me suivre en direction d’Ormoy. Je ne voulais pas perdre de temps ni me faire repérer car le jour était déjà levé.

J’arrivai à Ormoy à 7 heures, je trouvai le Commandant et BEGEL qui m’indiquèrent un emplacement de repos. C’était le petit bois à droite sur la route de Paris à 800m au sud du pays.
Arrivés là les conducteurs dételèrent, nous camouflons les voitures, les hommes mangèrent et se reposèrent. Je m’enroulai dans un couvre-pied et dormis 2 heures.

À 10 heures Marque (mon capitaine) vint me chercher et m’affecta à la 1ère Cie (Cap. MABIRE) et me dit d’aller reconnaître la cote 132. On sent que la journée va être décisive. Un brouillard noirâtre vient vers nous, nous enveloppe et s’épaissit, on entend tirer d’un peu partout. Des avions sillonnent le ciel, on ne les voit pas, et sur la route en direction de Paris les convois se succèdent sans arrêt, attelage au trot, plusieurs files d’autos de front.

GIORGI (mon mécanicien moto) trouve abandonné un side-car Gnome-Rhône 2 roues motrices en parfait état de marche, essence y compris et bourré de cigarettes anglaises et de lait condensé.

Accompagné de mes 2 chefs de groupe, nous partons à 4 sur ce side-car qui marche merveilleusement. J’arrive à l’endroit prescrit, donne des ordres aux deux chefs de groupe pour qu’ils reconnaissent le terrain et redescends au point de départ chercher la section. Mes 2 chefs de groupe n’ont pas l’air très rassurés de me voir descendre, le village de Charbonnière flambe et on entend des tirs d’armes automatiques devant nous et à notre gauche.

Le brouillard devient plus épais et plus noir, on ne sait s’il s’agit d’une attaque par gaz ou d’un rideau de fumée émis par les troupes françaises pour soustraire aux attaques aériennes les unités qui se replient et qui sont encore sur la route. On saura quelques jours plus tard que c’était des réservoirs d’essence que l’on avait incendiés.
Je retrouve ma section, fait décharger le matériel superflu, mon havresac y compris qui a dû être perdu là. Je préviens la Compagnie MABIRE, lui indique le chemin, rencontre Couturier et nous nous acheminons vers nos emplacements. Les hommes marchent gaiement bien que l’expédition n’ait pas l’air de leur sourire. Un seul s’est esquivé pendant que j’étais à la reconnaissance avec les chefs de groupe
Aussitôt arrivés sur les lieux les hommes creusent rapidement quelques éléments de tranchée qui seront bien utiles dans la soirée, mais surtout le lendemain. Quand le danger se fait sentir la terre se remue par enchantement.

J’ai 8 mitrailleuses, 1 F.M., 1 canon de 25 et 1 de 47 mais peu de personnel. La 1ère ne m’a pas suivi, je suis en place vers 12 heures et la Cie de voltigeurs n’arrivera que vers 16 heures. Il me faut me défendre et interdire toute la plaine à gauche en direction de Charbonnières. 4 mitrailleuses avec hausses échelonnées et jusqu’à limite de portée vers le nord du petit bois carré.

Sur notre gauche 2 mitrailleuses tireront sur la lisière ouest de la cote 132 et droit devant elles dans les prairies coupées de haies, enfin les 2 dernières dans le bois interdiront les 2 layons par lesquels l’ennemi peut déboucher. La liaison à droite est prise avec Julien, puis plus tard avec la 1ère Cie. Je patrouille, je m’avance jusqu’à 500m et ne trouve personne. Je m’en soucie peu car le terrain est découvert et on voit bien. Dans la soirée une unité de 8e BCP viendra s’y installer.

Je n’ai aucun renseignement sur l’ennemi, j’ignore qu’une compagnie est en avant-poste devant nous, erreur qui aurait pu être grave de conséquence, car cette compagnie se repliera vers 16H30 et nous tirerons sur elle sans dommage heureusement.

Vers 16 heures la 1ère Cie arrive sur les lieux. Les hommes sont très fatigués par la marche de nuit. Les sections sont très réduites, des hommes se sont perdus dans la colonne ou exténués de fatigue sont montés dans des véhicules divers et n’ont pas rejoint. L’effectif est inférieur à 100 hommes et le mortier de 60 qui aurait été si précieux n’est pas là. Nous n’avons aucune grenade ni à main ni à fusil, nous avons dû les jeter dans l’étang du Francport.

Le capitaine MABIRE décide d’envoyer Lutz à 100m environ au nord du chemin sur les emplacements numérotés. Je vais avec lui reconnaître et il met en place sa section. La section Bastien se place à ma droite et la section Giraud à droite de cette dernière. La liaison entre MABIRE et moi est parfaite. La compagnie MABIRE est à peine en place que le feu devient plus nourri et plus rapproché, je ne vois toujours rien. La plaine à l’ouest est toujours calme, tout à l’air de se passer dans le bois. Devant nous toujours rien. Rien n’est plus désagréable que d’entendre tirer dans un bois et de ne rien voir.

Sur le front de la Sarre nous avions fait des coupes dans le bois, abattant arbres et taillis pour aménager des couloirs d’interdiction qui étaient battus par des armes automatiques. Ici rien de tel.

Tout-à-coup on entend des hurlements de toutes sortes qui se joignent aux crépitements des mitrailleuses. La section Lutz recule au centre et vient s’installer sur le chemin. Un certain flottement. Bastien rétablit la situation. Des hommes courent le long de la lisière ouest du bois. Une de mes mitrailleuses entre en action.
C’est alors que l’on entend « tirez pas nous sommes Français. » Une cinquantaine d’hommes du 26e RI et 2 lieutenants apparaissent. Personne heureusement n’a été touché. Ils se mettent entièrement à ma disposition et me donnent le commandement du tout. Mes 2 mitrailleuses de la lisière continuent de tirer, 2 autres à côté de moi tirent également. Deux hommes dont je reparlerai, CATELLA et RICHARD simples chasseurs l’un et l’autre, commandent comme de vrais chefs. Je place à la hâte 4 F.M pour ma défense rapprochée et je constate avec effroi que quelques hommes ont quitté leur poste. Un de mes sous-officiers avec sa pièce qui tirait sur le layon a démonté et s’est replié au sud du chemin. Les marins également ont disparu et quelques cavaliers manquent à l’appel. J’apprends où ils sont et je vais les chercher. L’assaut de l’ennemi paraît être arrêté car le bombardement reprend. Un cavalier est très grièvement blessé au thorax, on le couche dans la tranchée et on le panse sommairement. La situation se stabilise. Je prends la liaison avec Bastien, nous coordonnons le plan de feu. Les 2 lieutenants du 26e RI sont un peu déroutés, un calme relatif règne, quelques coups de feu par- ci par-là. Le bombardement a presque entièrement cessé. Je revois Bastien et nous décidons de prendre la liaison toutes les heures. Je vais près de chaque arme et donne les consignes de reconnaissance. Le jour tombe. Une corvée de ravitaillement arrive avec du pain et des haricots verts qui sont froids mais que l’on est heureux de se partager car l’effectif est de plus du double des rations.

La 1ère Cie ne sait rien du bataillon. Je décide d’envoyer quelqu’un. Deux volontaires se présentent : CATELLA est volontaire pour descendre le cavalier blessé au P.C du bataillon et prendre la liaison. Il fait un brancard en branches, rassemble les 2 ou 3 éclopés et se tient prêt.

Pendant ce temps je discute avec MABIRE qui ne sait que faire et les 2 lieutenants du 26e. Nous sentons que la position n’est pas tenable et que si la situation paraît être rétablie, l’ennemi attaquera certainement le lendemain en force. C’est alors que je commets la faute de demander des ordres au chef de bataillon. Je lui expose la situation et je vais même jusqu’à solliciter de sa part un ordre de repli. Un certain malaise collectif régnait à la nuit tombante. Nous avions l’air isolé au milieu du bois ; je ne sais comment la 1ère Cie assurait les liaisons à sa droite et rien n’est plus désagréable que de passer une nuit au contact, sans visibilité, sans réseau ni grenades. Vers 22 heures CATELLA revient du P.C du bataillon portant la réponse à ma question indiscrète et que je n’aurais jamais dû poser : « Tenir coûte que coûte. » Le coin est de plus en plus calme. L’ennemi semble s’être replié. On entend un coup de feu mais semble être assez loin. Le village de Charbonnières brûle toujours. Le tour de garde est organisé et je passe d’arme en arme m’asseyant à la lisière pour écouter. Je ne dormis pas cette nuit-là. Un peu avant minuit Bouture de l’échelon et un agent de transmission porteur d’un ordre écrit ordonne aux mitrailleuses du 235e RI de se replier. Je trouve le fait un peu brutal, nous ne sommes déjà pas beaucoup, nous avons besoin de nous serrer les coudes pour tenir, mais enfin je les laisse démonter les pièces et charger leur matériel. C’est alors que Bastien entendant du bruit vient me voir et refuse de les laisser partir.

C’est contraire à tous les règlements. Ils sont sous le commandement de notre Cie et ils ne partiront que lorsqu’ils seront relevés ou que le commandant en aura donné l’ordre. Je me rallie à cette idée. Il n’est évidemment pas agréable de camper cette nuit-là mais Bastien est intransigeant et les voitures redescendent à vide.

La journée du 12 juin 1940

Je décide d’appliquer les consignes que nous avions aux avant-postes sur le front de la Sarre. Tout le monde aux postes de combat à 3H45. Je ne doute pas qu’au petit jour l’ennemi va recommencer sa pression. Le jour est à peine levé qu’un crépitement nourri se fait entendre devant nous, puis des cris, nous ne tirons pas et 200 Tirailleurs Tunisiens conduits par plusieurs officiers dont un commandant rejoignent nos lignes. Ils étaient encerclés depuis 2 jours dans Crépy-en-Valois et pendant la nuit ils ont réussi à passer les lignes allemandes… Quelques-uns uns sont blessés, ils ont soif, je n’ai rien à leur donner mais je leur prête un guide. Ils m’abandonnent leurs cartouches. Deux ou trois plus durement touchés sont restés dans le no man’s land. Je promets aux officiers qui sont épuisés de tout faire pour sauver ces infortunés ; il ne me sera malheureusement pas possible d’aller les chercher, toute tentative étant suivie de salves de la part de l’ennemi.

Vers 7 heures le commandant vient sur place, je le mets au courant et il ne fait aucune allusion à mon papier de la veille. Je réconforte MABIRE qui paraît effondré.

Les hommes du …..e vont partir et rejoindre leur unité ; la section du 235e RI sera relevée par la section COURBIN du 61e BCP, enfin un mortier de 81 viendra sur la cote 132. Une section du 8e BCP viendra à notre gauche et s’installera dans les haies. Le capitaine MABIRE prendra le commandement de toute la position. Une heure plus tard les renforts arrivent mais déjà l’attaque ennemie est déclenchée et la section du 235e RI ne pourra pas partir. Nous avons une bonne quantité de feu : 12 mitrailleuses et le problème du ravitaillement commence à se poser. Nous avons consommé une partie des caissettes et je fais mettre sur bande les cartouches des Tirailleurs Tunisiens et une caisse de cartouches en paquets que j’avais en supplément. La dotation est ainsi complétée.

La pression ennemie est très forte à droite, c’est-à-dire entre l’ermitage et la cote 132. On entend des crépitements ininterrompus. J’apprends que Bastien a été tué d’une balle en plein front. La vague d’assaut est venue mourir à 10 mètres de lui. Je revois le capitaine MABIRE, la mort de Bastien l’affecte beaucoup et il me dit « nous y passerons tous. » J’essaye de lui remonter le moral. Bastien était un bon camarade, un chef de tout premier ordre et nous nous comprenions bien sans doute parce que tous deux anciens du 15-2.
A peu près au même moment le lieutenant du 8e BCP est blessé grièvement par une balle au ventre. On le descend au poste de secours. L’assaut est terminé. A part les 2 officiers déjà cités il y a peu de pertes : 3 ou 4 tués, 6 ou 7 blessés. Loin à droite le combat se prolonge. Vers 11 heures je préviens Marque que je vais prendre un peu de repos. Je me couche dans une tranchée et dors profondément. A 14 heures le bombardement a repris et une dizaine d’avions commencent leur ronde infernale au-dessus de nos têtes nous mitraillant au hasard et ne lâchant pas de bombes. Ils ne causent aucun mal mais l’effet est moral. Marque décide de ne pas tire pour rien, on révèlerait ainsi l’emplacement de nos armes automatiques, nuisant à soi-même plus qu’à l’ennemi.

Par contre il faut que chacun observe l’ennemi avec toute l’attention dont il est capable ; les avions disparaissent et dans la plaine à gauche une vague d’assaut débouche en groupes de 6 à 8 hommes marchant au petit trot. Huit mitrailleuses entrent en action et tirent jusqu’à 1800m. La vague se couche et l’ennemi progresse sur notre flanc par bonds, homme par homme. A chaque bond toutes nos mitrailleuses fonctionnent. Les champs sont couverts de récolte sauf un où sur la terre brune on voit 3 ou 4 corps étendus définitivement. Nos armes marchent merveilleusement, aucun enrayage et le moral est alors très haut. Malgré nos tirs l’ennemi arrive à prendre pied dans le petit bois carré.

MARQUE commande un tir de 81 qui produit plein effet ; Une quarantaine d’obus provoque le repli des assaillants qui sont alors repris par nos mitrailleuses et par un tir de 75 qui arrive là juste à point.

Le bombardement reprend arrosant un peu partout comprenant des obus fusants à répétition. Ils fusent et éclatent au sol comme des pétards en prenant à chaque fois une direction différente. Ils font plus de bruit que de mal. La fusillade est très forte à droite devant la 1ère Cie où des infiltrations individuelles se produisent. J’ai fait entre 15 et 18 heures trois patrouilles de liaison et de nettoyage avec quelques volontaires dont CATELLA et Richard. Le premier nommé tirait au jugé comme à la chasse des boîtes chargeurs entières et les isolés décampaient entre les arbres. J’apprends au cours de ces patrouilles que le capitaine MABIRE est blessé d’un éclat au poumon. J’ai l’impression qu’il a été blessé un peu par imprudence. A 14 heures, je l’avais vu ; il ne prenait pas la peine de se camoufler. Il avait fait le sacrifice de sa vie… On descend MABIRE au poste de secours. Vers 19 heures arrivent de mauvaises nouvelles : BLAS tué, GUILLOT et BRESSON blessés, sans compter les nombreux hommes qui attendent au poste de secours leur évacuation… Les assauts ayant été brisés, je suis contre un arbre et observe. Un obus de calibre moyen touche l’arbre juste au-dessus de moi. Je suis enseveli par les branches cassées et m’en tire pour la peur. Marque qui m’avait vu m’appelle et c’est plein de joie que je le rejoins dans la tranchée. Nous sommes alors soumis à un bombardement implacable. Le tir allemand est réglé à la perfection. Des mottes de terre, des pierres retombent dans la tranchée. On entendait avec appréhension le sifflement se rapprocher jusqu’à l’éclatement dans un vacarme étourdissant. Ce bombardement dura plus d’une demi-heure et nous coûta 2 tués et 2 blessés graves. Les tranchées étroites et profondes que l’on avait creusées la veille nous avaient bien protégés.

On reprit conscience de la situation. Je fais le tour des emplacements… Il est difficile de circuler. Des arbres ont été abattus Marque prend liaison avec la 1ère Cie, nous nous installons pour la nuit. Mêmes consignes que la nuit précédente, on resserre le dispositif La nuit est moins calme. On entend de temps en temps des rafales de mitraillettes. Je saurai plus tard que quelques Allemands se sont infiltrés et se sont couchés sous les voitures du mortier de 81.

La journée du 13 juin 1940

Je dormis très peu. Une heure peut-être à côté de CATELLA qui veillait et observait à ma place. Au petit jour Marque fit le tour du coin et constata que la section du 8e BCP à notre gauche était partie. Elle avait laissé les affûts et les munitions. Aucun doute n’était possible, ils avaient dû recevoir l’ordre de repli. Je saurai plus tard que la liaison entre la 1ère Cie et la Cie de droite était rompue et qu’à partir de 20 heures le P.C du bataillon n’ayant plus de nouvelles de nous nous croyait encerclé. Marque décide de décrocher immédiatement, on emmène le matériel portatif. La culasse et la lunette du canon de 25 sont enterrées. Nous fonçons à travers bois en colonne par un. Marque en tête, puis Julien Lutz et moi en arrière-garde. Nous avons deux blessés graves qu’il fallait porter.

Après 2 km environ de marche sous bois plein sud nous nous dirigeons sur la voie ferrée que nous traversons. Tout est calme. Un brouillard masque tout à 100m. Nous atteignons la route et marchons en direction de Nanteuil en empruntant les bas-côtés. La route est déserte et ça et là des stocks d’obus intacts, des chariots renversés ou autres signes de la retraite précipitée. Puis c’est le village qui nous offre un bien triste spectacle. Une colonne d’artillerie hippo a été soumise à un bombardement aérien. De nombreux chevaux sont au milieu de la rue, pattes raides, ventres gonflés, des véhicules de toute nature détruits encombrent la rue, des maisons sont éventrées. Peu après Nanteuil, le brouillard se lève, nous abandonnons la route pour suivre les taillis de la voie ferrée. On rencontre un cheval errant et on charge les blessés, cela nous soulagera. La marche se poursuit, nous passons Dammartin…

Le lieutenant DÉSÉRABLE sera capturé avec une partie de ses hommes à Villeparisis.

 

Document transmis par Monsieur Jean DÉSÉRABLE d’Amiens.

© Marc Pilot – Picardie 1939 – 1945 – janvier 2012)